Communiqué commun sur les expulsions

28 décembre 2021

« C’est peu dire que la crise sanitaire et le confinement ont projeté une lumière crue sur les inégalités sociales et les souffrances au quotidien d’une partie de la population. Alors qu’il fallait rester chez soi, il a bien fallu songer – un peu – à celles et ceux privé.e.s de toit ou en passe de le perdre »[1]. Un des exemples les plus frappants concerne les expulsions domiciliaires dont les conséquences sont désastreuses pour les familles et qui, en plus, constituent au final, un coût important pour la société toute entière.

Aujourd’hui, des voix s’élèvent pour dénoncer des procédures devenues « normales » mais qui devraient nous interpeller. Et demander que des alternatives soient mises en place. Le confinement et la crise sanitaire ont produit des tensions considérables dans ce domaine. On peut s’imaginer que cette onde de choc aura un impact dans les mois et années qui viennent et constitue une bombe à retardement.

Pourtant, nous pensons qu’il ne s’agit pas d’une fatalité, que cette « bombe à retardement » peut être désamorcée, qu’il est possible d’empêcher les expulsions et qu’il est grand temps de mesurer cette réalité.

Un mécanisme d’exclusion aux conséquences dramatiques

On retrouve des drames humains derrière chaque expulsion. Des trajectoires de vie qui finissent par une descente aux enfers. A la perte d’un toit, conséquence déjà dramatique, vient s’ajouter d’autres effets collatéraux : les victimes subissent humiliation et violence, elles sont marquées psychologiquement pour longtemps, doivent supporter des coûts exorbitants liés aux procédures et à l’expulsion, ou encore la déstabilisation des parcours scolaires ou d’insertion… Pour les enfants, l’impact est encore plus traumatisant. C’est une condamnation qui met à mal la dignité humaine et dont on est en droit de se demander pourquoi elle est toujours d’application.

“Oui, mais c’est normal…”

“Il faut bien que les propriétaires aient un moyen d’agir lorsqu’un locataire ne paie plus ou dégrade son bien”. Les expulsions sont considérées comme «normales» et inéluctables afin de protéger les propriétaires ou la banque face à des mauvais payeurs. Soyons clairs, il n’est pas question ici d’opposer les propriétaires aux locataires ni de minimiser l’impact de ces défauts de paiements sur de petits bailleurs.  Il s’agit ici de s’interroger sur le préalable à ces expulsions dès qu’un conflit intervient et avant que celui-ci ne soit tranché par la justice de paix. Il s’agit de s’interroger sur l’impact social durable qu’elles produisent sur les familles qui les subissent et par voie de conséquence sur l’ensemble des dispositifs d’hébergement, de relogement et d’accompagnement.

Un échec – et un coût – pour la société

Procéder à une expulsion domiciliaire mobilise des moyens considérables en comparaison des préjudices financiers de départ.  Le montant moyen des arriérés locatifs – loyers et charges –  au moment où les jugements sont rendus avoisinent les 2.400 EUROS [2]. Souvent les montants réclamés ont déjà gonflé depuis la demande initiale et sont bien supérieurs aux préjudices de départ : il n’est pas rare qu’en bout de procédure, la facture totale ait triplé voire pire ! Une dette relativement modeste se transforme en cours de route en un abîme, difficilement supportable même pour des ménages à revenus moyens. Pour des ménages déjà fragilisés, la procédure elle-même contribue lourdement à leur surendettement.

Au-delà du montant supporté par les familles, une procédure d’expulsion a un coût important pour la société. Elle implique une multitude d’acteurs et institutions : juges de paix, avocats, huissiers, déménageurs, policiers, CPAS, garde-meuble, assistants sociaux… Sans compter les coûts sociaux indirects – et cachés – une fois les personnes expulsées : hébergement et relogement d’urgence, accompagnement social et psychologique pour rependre pieds, impacts collatéraux sur l’ensemble de la famille…

C’est pour ces raisons que les expulsions, dans tous les effets qu’elles produisent, constituent une mesure disproportionnée et qui porte gravement atteinte aux droits humains fondamentaux. Elles constituent un échec, tant pour le locataire que pour le bailleur, mais aussi pour les pouvoirs publics et la société dans son ensemble !

Expulsions et crise économique : un cocktail détonnant

La seule étude exploratoire sur la question (IWEPS 2015) a  démontré une augmentation critique des jugements d’expulsions rendus les années précédentes : + 235% en 8 ans, soit  de 2005 à 2012 de 5.529 à 14.234 ménages concernés !  Une évolution qui va de pair avec la dégradation des conditions socio-économiques des ménages, un facteur que les locataires  subissent mais ne  décident pas.  Une croissance inquiétante qui semblait  d’ailleurs s’accélérer avec la crise économique de 2008. Cette augmentation fulgurante aurait dû nous alarmer: elle est bien le signe qu’il s’agit d’un problème de société et non pas uniquement d’une responsabilité individuelle. Et pourtant, cette étude exploratoire n’a pas encore été suivie d’effets : nous ne disposons toujours pas de données pour mesurer cette réalité ! Nous sommes au commencement d’une crise dont on pressent qu’elle sera plus grave que la précédente. Comme on l’a vu à bien des niveaux, elle appelle des réponses inédites. Également en matière de logement.

Des moratoires indispensables mais insuffisants

Lors du premier confinement au printemps dernier, les Régions flamande, wallonne et bruxelloise ont assez rapidement décidé d’un moratoire sur les expulsions domiciliaires. L’arrêté wallon expliquant notamment qu’il convenait « de prendre toutes les mesures afin d’éviter que des expulsions conduisent des ménages à se retrouver sans domicile fixe ou à se loger de manière urgente chez des relations et donc à se rassembler au sein d’un même logement ».[3] Il aura donc fallu cette crise sanitaire sans précédent pour décider de suspendre ces pratiques temporairement.

Qu’en est-il aujourd’hui ? En Wallonie, le gouvernement wallon vient de prolonger  le moratoire qui suspend les expulsions jusqu’au 8 janvier 2021…[4] A Bruxelles, les locataires ont quelques jours de répit en plus puisque  ce moratoire y est prolongé jusqu’au 15 janvier 2021. Au passage, pourquoi une telle différence que le climat du sud ne peut seul justifier ? Elle n’aide en tout cas pas à la lisibilité.

On doit bien sûr se féliciter que les deux moratoires aient été adoptés et que le deuxième ait été prolongé. Mais soyons lucides : ce répit ne va rien régler, le problème est reporté et il va sans doute entretemps s’aggraver. Il risque de devenir explosif. Prolonger le moratoire était donc indispensable mais ce n’est pas suffisant. Il faut dès à présent prendre la mesure de ce qui est en train de se dérouler et tenter de prévenir l’après.

Oui, on peut expulser en hiver !

Si en temps normal, rechercher un bon logement abordable relève déjà du parcours du combattant, c’est tout simplement mission impossible en temps de confinement : visites pratiquement inaccessibles, risques sanitaires liés au déménagement, à l’hébergement, indisponibilité ou engorgement des services, etc. !

” Marie-Claude Chainaye, du RWLP – Réseau wallon de lutte contre la pauvreté a été témoin de cette accélération lors du premier déconfinement: « Pour les gens qui avaient un jugement d’expulsion avant le confinement et qui était en suspens, il a pu être exécuté rapidement. Même chose pour ceux qui étaient en sursis pour leur fin de bail. Or, pendant le confinement, pas possible de faire des visites, les services d’aides étaient pour le mieux en télétravail, les maisons d’accueil (confinées elles aussi) n’avaient pas de place, et les logements qui auraient pu être libres étaient toujours occupés par ceux qui n’avaient pu partir ! Sans oublier que les logements sociaux ou les AIS (Agences immobilières sociales) ne pouvaient réagir qu’une fois leurs comités d’attribution réunis… » . Dans son avis du 28 août dernier sur les mesures « covid » wallonnes, le Pôle logement du CESEW – Conseil économique et social de Wallonie fait le même constat, ajoutant que “la fin du moratoire sur les expulsions, couplée à la reprise d’activités sur le marché locatif a pu conduire à une congestion et compliquer davantage encore la recherche d’un logement “.[5]

Alors, à la mi-janvier, on reprend comme avant et on se résigne à ce que des centaines de familles se retrouvent sans toit en plein hiver ? Car, contrairement à une croyance largement répandue, les expulsions peuvent bien avoir lieu durant toute l’année, y compris en hiver. Seuls les logements sociaux sont concernés par la trêve hivernale partielle.[6]

Un phénomène qui passe sous les radars, faute de données !

Combien d’expulsions ont lieu chaque semaine, chaque année ? Quel est l’effet de la crise sur l’augmentation des expulsions ?  Que sait-on de l’ampleur des expulsions domiciliaires ?  Or, comment décider sans savoir ?

On navigue à vue avec le sort de milliers de personnes et une réalité sociale qu’on maîtrise très mal. Nous réclamons un suivi précis qui permette de travailler en amont et de prévenir ces situations. Nous savons que c’est possible : des communes ont lancé un monitoring sur le sujet, tous les CPAS sont avertis à la fois des demandes d’expulsions introduites au greffe et des décisions, des statistiques judiciaires existent mais ne sont pas mobilisées… Les données doivent être centralisées et récoltées de manière systématique afin d’objectiver cette réalité mais aussi d’orienter la prise de décision sur du long terme.

Les expulsions ne sont pas une fatalité : il est possible de les empêcher !

Les expulsions portent atteinte au droit fondamental au logement, notamment. L’habitat n’est pas un bien marchand comme un autre : c’est avant tout un bien de première nécessité. En être privé a des conséquences désastreuses. Pour autant, les expulsions ne sont pas une fatalité, nous pourrions trouver les moyens de les combattre efficacement. Leur gravité mérite qu’elles soient questionnées en profondeur et que des mesures alternatives soient mises en place rapidement pour protéger les droits fondamentaux. Parmi celles-ci, nous défendons :

  • Le déploiement et l’amplification de dispositifs efficaces en amont des procédures pour désamorcer les conflits, empêcher l’escalade mais aussi prévenir le sans-abrisme. Nous pensons au rôle particulier des CPAS, aux collaborations en amont entre tous les acteurs, aux lieux de médiations locataires/bailleurs, à l’accompagnement renforcé des ménages en décrochage… ;
  • Le garantissement public des loyers, en particulier la mise en place d’un fonds public de garantie des loyers permettrait de régler les loyers impayés aux bailleurs avant le lancement de procédures longues et couteuses pour tou.tes; à mettre en lien avec la mise en place d’une allocation loyer ;
  • Le maintien prioritaire conditionné dans le logement et une obligation publique de relogement ;
  • Une réflexion générale sur les pratiques d’évictions dans leur ensemble: expulsions judiciaires, expulsions administratives (pour insalubrité) et expulsions illégales ;
  • L’amélioration de la réglementation et de sa mise en œuvre qui sont bien nécessaires pour lutter contre les effets pervers et le non recours au droit ;
  • L’adoption de mesures réellement dissuasives en matière d’expulsions illégales ou sauvages ;
  • Comme le prévoyait l’étude exploratoire réalisée par l’IWEPS en 2015, l’organisation de suivis et d’observations continues afin de mesurer l’ampleur des difficultés.

Il est temps d’ouvrir un débat de fond

Pourquoi cette pratique digne d’un autre âge perdure-t-elle encore, alors que le droit au logement est inscrit dans la Constitution et qu’il devrait garantir aux personnes un toit sans condition ? Cette crise n’est-elle pas aussi l’occasion de changer de modèle et d’arrêter les mesures contre-productives ? N’est-il pas temps de s’interroger sur le sens et les conséquences des expulsions ? Et si ce moratoire était un premier pas, une opportunité d’inverser la vapeur en mettant toute l’énergie à empêcher les expulsions et à mettre en place de mesures de prévention ? Comment parvenir à l’éradication du sans-abrisme, objectif annoncé par le Gouvernement wallon dans sa déclaration de politique régionale, sans une véritable prévention des expulsions ? 

A l’heure d’aujourd’hui, il nous paraît essentiel de prendre du recul, de mesurer une réalité qu’on connaît très mal et de prendre des mesures de fond pour endiguer ce phénomène.  Ces questions essentielles doivent être mises en débat prioritairement dans le secteur public et conventionné, compte tenu de leurs missions spécifiques et de leur responsabilité particulière. Les mesures à prendre doivent nécessairement éviter les effets pervers pour les locataires comme pour les bailleurs. Elles doivent faire l’objet d’une large concertation des acteurs et actrices concerné.e.s.

Logiquement, ce moratoire devrait être prolongé le temps d’appréhender correctement ce qui se passe et surtout d’adopter des mesures structurelles adaptées.

Nous appelons dès à présent l’ensemble du secteur du logement et de la société à s’interroger sur le sens des expulsions

Et, sans attendre, à mobiliser nos énergies pour inverser la tendance : travailler ensemble à empêcher les expulsions – plutôt qu’à en supporter les coûts et les conséquences – et objectiver cette réalité par des données.  

Un communiqué commun à l’initiative du Rassemblement Wallon pour le Droit à l’Habitat
co-signé par :

Réseau Wallon de Lutte contre la Pauvreté – RWLP, Rassemblement des Associations de Promotion du Logement – RAPeL , Mouvement Ouvrier Chrétien, Équipes Populaires, Réseau wallon pour l’accès durable à l’Énergie  – RWADE, Solidarités Nouvelles, Association Régionale des Centres d’Accueil – ARCA, Habitat et Participation, Dominos LA FONTAINE, Relogeas, Fédération des maisons d’accueil et des services d’aide aux sans-abris – AMA et le DAL Tournai.

Rendez-vous sur le site du RWDH pour suivre la thématique de près

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Contact

David Praile

Rassemblement Wallon pour le Droit à l’Habitat

Place l’Ilon 13,  5000 Namur  |   Belgique

Mobile  : +32 497 30.35.07

contact@rwdh.be

www.rwdh.be

 

[1]Expulsions: sans toit et invisibles », Fondation Travail Université – N°2020– 22, novembre 2020

[2]  Année de référence 2013,  “Les expulsions domiciliaires en Wallonie”, IWEPS, janvier 2015

[3] 18 MARS 2020. — Arrêté́ du Gouvernement wallon de pouvoirs spéciaux n° 4 suspendant temporairement l’exécution des décisions d’expulsions administratives et judiciaires.

[4] Communiqué de Presse du Gouvernement Wallon, 11/12/2020, p 12.

[5]Expulsions: sans toit et invisibles », Fondation Travail Université – N°2020– 22, novembre 2020

[6] Du 1er novembre au 15 mars, sous réserve d’accepter la guidance budgétaire du CPAS.