Carte Blanche – Refuser l’exercice du travail social en distanciel
Le RAPeL marque son soutien envers le Réseau Wallon de Lutte contre la Pauvreté qui, dans ce contexte de crise sanitaire de cette fin d’année 2021 a émis une carte blanche, écrite par Christine Mahy et Jean Blairon, intitulée « Pourquoi il faut refuser l’exercice du travail social en distanciel », dont voici le texte intégral :
Lorsqu’on évoque un « travail social de première ligne », on pense spontanément à une rencontre en face à face qui comprend un accueil, une activité d’écoute et de conseil, l’élaboration conjointe d’une réponse à une situation où les droits ne sont pas respectés, sont bafoués et où la dignité que la constitution garantit à chaque citoyen est compromise ou absente. La crise sanitaire que nous venons de vivre a suspendu l’exercice d’un tel travail dans beaucoup d’institutions. Or ce qui a disparu dans trop de lieux institutionnels pendant la crise et aurait pu être considéré comme une obligation de présence et de soin, à l’instar de la santé physique, ne réapparaît pas pleinement aujourd’hui, voire semble parfois voué à devenir une option à la demande.
Deux évidences crues
Comme le disent tant de « bénéficiaires » du travail social lorsqu’ils sont dans des conditions minimales de protection et d’écoute : les travailleurs sociaux ne bénéficient de tous les droits et avantages liés à leur travail que parce que d’autres en sont privés. Selon ce point de vue, les bénéficiaires du travail social, ce sont d’abord les travailleurs. Disposer d’avantages et de droits parce que d’autres en sont privés implique en toute honnêteté intellectuelle de reconnaître ce paradoxe, ce qui ne peut avoir comme conséquence que de considérer les personnes soumises à une relation d’aide que comme les commanditaires légitimes de celle-ci. Marcel Hicter le disait clairement : l’animateur (ici le travailleur social) a deux employeurs : celui qui l’engage et celui pour lequel il est engagé (1).
Une deuxième évidence : la relation de travail social, si elle se noue sur fond d’inégalités (de statut, de « capitaux » disponibles (2)) ne peut tendre qu’à les réduire, ce qui impose en premier lieu de pouvoir les comprendre. Cette compréhension exige une réciprocité : je ne peux voir le « bénéficiaire » de mon travail que comme je me vois moi-même. Ceci implique que les problèmes ou difficultés que mon commanditaire rencontre soient considérées comme des ingrédients de son existence (exactement comme le travail professionnel en est un pour celui qui en dispose). N’est-il pas ou ne devrait-il pas dès lors être évident que la prise en compte de l’existence impose la co existence, c’est-à-dire une vraie rencontre ?
La co-existence implique en effet qu’on ne se considère pas comme « quitte » après la « fourniture » d’un « service » ou après un don philanthropique à un « quelqu’un » qui n’est approché que comme image ou comme catégorie. N’est-ce pas la moindre des choses que de se considérer comme impliqué, c’est-à-dire, comme énoncé par Paul Goodman, comme « éprouvant le devoir moral de rechercher une solution » (3) ?
Le travail social est un travail de démocratie culturelle
Nous venons de rappeler le travail de M. Hicter, leader dans le courant international de démocratie culturelle. Pour ce courant, il ne faut pas considérer les individus et les groupes comme dépourvus de culture (ce qui se corrigerait en les faisant accéder aux œuvres créées par des artistes patentés) ; mais il faut considérer chacun et chaque groupe comme pourvu de culture, avec qui on peut dialoguer pour assurer un développement culturel réciproque.
Réduire les inégalités d’existence c’est comprendre ce qui les constitue en comprenant la culture de l’autre.
Le terme « culture » est pris ici dans une acception anthropologique ; il inclut par exemple un rapport au temps, à l’espace et au corps.
Comment, dès lors, réaliser une expérience de démocratie culturelle en matière de travail social en se privant des rapports matériels qui constituent la culture ?
Et un véritable travail social peut-il se mener en dehors de la logique de la démocratie culturelle ? C’est parce que nous estimons dans notre société que « chacun compte pour un », dans une logique d’égalité, que le travail social poursuit une égalité de droits – ce qui fait de son exercice une expérience de démocratie culturelle : comment poursuivre la visée d’une égalité de droits par l’entremise d’une relation inégale ?
Il faut en effet insister sur le terme « démocratie » et pas seulement sur sa qualification de « culturelle ».
Au moment où nous écrivons ces lignes, le Premier Ministre vient de faire sa déclaration de politique générale et de présenter le budget fédéral au Parlement (le 12 octobre 2021). On se souvient que les députés de la N-va ont quitté l’hémicycle avant l’entame de la présentation du Premier ministre, arguant que celui-ci avait rencontré la presse avant les parlementaires. Alexander De Croo fustige cette attitude :
« Laissez-moi tout d’abord évoquer la démocratie. Le respect est pour moi une valeur très importante de la démocratie. Fuir, se détourner, c’est véritablement le pire que l’on puisse connaître en démocratie et ce spectacle ne nous a pas été épargné ».
Le travail social en distanciel ne se détourne-t-il pas précisément de la rencontre démocratique en fuyant les populations ? Ce qui vaut pour les élus ne vaudrait-il pas pour leurs électeurs ?
Le champ du travail social est un champ obscur et obscurci
Pierre Bourdieu désigne par le terme « champ » un univers semi-autonome qui obéit à des lois qui lui sont propres et qui ne se retrouvent pas d’office dans d’autres champs. La charte internationale des travailleurs sociaux définit « le droit d’entrée » (le droit à en être) dans le champ en évoquant la posture requise pour les travailleurs qui en font partie. Pour eux, le bénéficiaire n’est pas, par exemple, un client (comme dans le champ économique), mais un partenaire. Voici les principes qui doivent guider l’action de ces travailleurs sociaux (et qui entrent en résonance forte avec les exigences de la démocratie culturelle) :
- Respecter le droit à l’autodétermination : Les travailleurs sociaux, indépendamment de leurs valeurs et choix de vie, doivent respecter et faire valoir les droits des personnes à décider d’eux-mêmes, pourvu qu’ils ne menacent pas les droits et les intérêts légitimes des autres.
- Défendre le droit à la participation : Les travailleurs sociaux doivent défendre l’implication et la participation totales des personnes qui utilisent leurs services de façon à les rendre autonomes dans les décisions et les actions qui concernent leur existence.
- Traiter chaque personne comme un tout : Les travailleurs sociaux sont concernés par la personne dans sa globalité, dans sa famille et dans la communauté, dans son environnement naturel et sociétal, et doivent veiller à prendre en compte sa vie sous tous ses aspects.
- Identifier et développer les capacités personnelles : Les travailleurs sociaux doivent s’intéresser d’abord aux capacités personnelles des individus, des groupes et des communautés et les aider ainsi à devenir autonomes. » (4)
Nonobstant, les relations entre les acteurs du champ sont traversées de controverses, y compris à propos de ces principes.
Loïc Wacquant, par exemple, observe qu’aux Etats-Unis le travail social dérive vers la recherche des moyens de diminuer le nombre d’ayant droit en multipliant les contrôles tâtillons et suspicieux (5). Tout se passe comme si les difficultés vécues par les individus et les groupes ressortissaient à une logique d’abus à traquer si ce n’est à dénoncer. Chez nous, le thème de la prétendue « fraude sociale » conduit à adopter cette logique.
Pour d’autres, le travailleur social doit activer et « responsabiliser » son bénéficiaire, supposé veule et coupablement dénué de projet.
Ces controverses fortes qui traversent le champ social obscurcissent la représentation que l’on peut s’en faire. La confusion entre la logique d’aide et la logique de contrôle traduit bien cette indétermination. Pour les bénéficiaires, cela se traduit par la violence de l’incertitude : « on ne sait pas à quoi on doit s’attendre ».
(…)
Une autre dimension du même problème est le découpage des missions en spécialités, territoires institutionnels, frontières difficiles à appréhender : les personnes demandeuses d’une aide ont ainsi l’impression d’être découpées en morceaux qui ne co-existent plus, tant les « traitements » qui sont proposés sont artificiellement distingués et administrés dans des logiques qui peuvent être elles mêmes contradictoires.
Ainsi, les personnes qui font que le champ du travail social existe (ses commanditaires) restent à sa lisière, le vivent comme un labyrinthe difficilement compréhensible où le passage d’un guichet à l’autre peut révéler bien des surprises.
Pense-t-on que le fait de passer d’un écran à l’autre diminuera une obscurité qui a des effets de barrière invisible à l’accès et lèvera pour le bénéficiaire désorienté l’incertitude déstructurante dans laquelle une relation confuse avec les professionnels ne peut que le plonger ?
Félix Guattari nous mettait clairement en garde contre les dérives du champ social : « Dès qu’on est obligé, par fonction, de s’occuper des autres, de les « assister », une sorte de rapport aseptique sado-masochiste s’institue qui pollue en profondeur les démarches en apparence les plus innocentes et les plus désintéressées. ( …) Ce n’est pas au niveau des gestes, des équipements, des institutions, que le vrai métabolisme du désir – par exemple le désir de vivre – trouvera sa voie, mais dans un agencement des personnes, des fonctions, des rapports économiques et sociaux tourné vers une politique d’ensemble de libération. » (7)
Ces dérives semblent bien présentes aujourd’hui, comme semble s’éloigner l’inscription du travail social dans une « politique d’ensemble de libération ». Cette régression sera clairement favorisée par le « distanciel ».
(…)
Erving Goffman, dans son ouvrage canonique sur le stigmate nous rappelle qu’une personne stigmatisée est celle qui est discréditée d’une manière durable et profonde à cause d’un attribut qui aspire toute son identité comme un trou noir : ne pas avoir de travail, être vulnérable sont devenus des stigmates de comportement (dans le contexte de l’État social actif, si la situation est telle, c’est que la personne a manqué de volonté pour s’en sortir).
Goffman décrit avec beaucoup de finesse les relations des personnes stigmatisées avec les professionnels, notamment en montrant que ce sont les premières qui font tous les efforts pour que les interactions se passent au mieux. Pour les professionnels, la relation à des groupes stigmatisés les confronte aux limites de leur acceptation de la différence, ce qu’ils s’efforcent de nier ou de cacher.
Mettre au travail ces limites de l’acceptation de la différence n’est certes pas facile, puisqu’il touche au corps et aux émotions.
Le distanciel n’aidera en rien à faire ce travail pourtant nécessaire pour qu’un travail social soit digne de ce nom. Réfugiées derrière leur écran, les personnes « ordinaires » (qui doivent ce statut à l’existence de personnes stigmatisées, comme nous l’avons dit) pourront se dédouaner du travail sur soi qu’elles devraient effectuer avec obstination dans la mesure où elles l’exigent des autres.
La fuite devant les exigences d’un travail sur soi a de beaux jours devant elle lorsque l’on opère « en distanciel » – c’est le cas de le dire.
Au nom de l’efficacité
Un autre argument avancé pour justifier un passage au « distanciel » est celui de l’efficacité. Il ne tient guère la route cependant.
Nous venons de consacrer une étude aux expériences que des permanents syndicaux ont affrontées pendant cette crise sanitaire.
Le confinement couplé à l’explosion des chômeurs temporaires les a conduits à se mobiliser, quelle que soit leur fonction, au profit des demandeurs d’emploi.
Il y a chez les personnes interrogées un énorme consensus pour remarquer que le traitement des dossiers à distance est inefficace : une réponse par mail exige un complément, suivi de précisions ou de reprécisions, tout simplement parce qu’une interaction en face à face n’a pas permis une une compréhension et une régulation réciproques.
Plus d’un(e) permanent(e) remarque aussi que ce travail ne se limite pas à fournir une information, une réponse instrumentale à une question découplée de l’existence de la personne. Un travail d’éducation permanente permet par exemple de mettre au travail des stéréotypes (« il n’y en a que pour les étrangers ») qui font le lit des populismes, voire du rejet des services publics.
Le distanciel, notoirement inopérant pour mettre au travail des conflits et construire des transactions, ne permet pas un tel travail.
Les illusions de la digitalisation
Il faut enfin tordre le coup à un autre argument fallacieux : le distanciel permettrait de lutter contre le réchauffement climatique en diminuant les déplacements et en réduisant la pollution qui y est liée.
Le distanciel et le télétravail sont ainsi « vendus » à la population comme relevant d’une évolution inéluctable, par ailleurs positive en matière de sauvegarde de la planète.
Il faut s’inscrire en faux contre cette vulgate.
Dans une analyse très documentée, Guillaume Pitron, auteur de L’enfer numérique, Voyage au bout d’un like, démonte cette illusion (9).
Pour lui, la « dématérialisation » permise par le recours aux technologies virtuelles ne possède pas les vertus qu’on lui prête, loin s’en faut.
Il rappelle notamment qu’il convient de ne pas se contenter de mesurer la pollution de ce qui sort de l’objet, mais aussi de ce qui entre dans sa fabrication. Un circuit intégré de 2 grammes exige ainsi 32 kilogrammes de matière, soit un ratio de 16000/1.
D’autre part, il note que des infrastructures bien réelles sont nécessaires pour stocker et protéger les données qui s’échangent quotidiennement :
« Ces monstres de béton et d’acier confits de serveurs se multiplient au rythme du déluge d’informations produites par notre univers numérique : cinq milliards de milliards d’octets par jour, soit autant que toutes les données produites depuis les débuts de l’informatique jusqu’en 2003. »
Ainsi, la pollution numérique est très importante :
« Les technologies digitales mobilisent aujourd’hui 10 % de l’électricité produite dans le monde et rejetteraient près de 4 % des émissions globales de dioxyde de carbone (CO2), soit un peu moins du double du secteur civil aérien mondial. »
Bien d’autres données sont fournies par l’auteur (comme ce qu’exige l’intelligence artificielle) pour arriver à cette conclusion :
« Avec les milliards de serveurs, antennes, routeurs et bornes wi-fi actuellement en fonctionnement, les technologies « dématérialisées » ne sont pas seulement consommatrices de matières ; elles sont en voie de constituer l’une des plus vastes entreprises de matérialisation jamais engagées. »
Alors que nous voyons les services de l’État de plus en plus « évalués » par des firmes multinationales capitalistes (c’est-à-dire détournés de leur sens et de leurs valeurs), faut-il que le travail social lui-même participe à cette gigantesque illusion de la numérisation, alors que nous savons tous qu’elle constitue de surcroît la négation de son sens et de son utilité ?
Conclusion
La crise sanitaire que nous venons de traverser a intensifié un certain nombre de phénomènes et de fonctionnements, comme le télétravail et la « digitalisation » des activités.
Le travail social n’échappe pas à cette tendance : plusieurs services publics semblent prêts à accepter voire à promouvoir l’exercice d’un travail social en distanciel, jusqu’à considérer parfois que le travail social en présentiel comme une exception à la règle.
Nous avons cherché à montrer que cette évolution n’est ni acceptable ni productive.
Si l’on réfère le travail social aux combats qui lui ont donné naissance, notamment le combat pour les droits sociaux et culturels, on ne peut que considérer le bénéficiaire de ce travail que comme un commanditaire d’un travail de démocratie culturelle, c’est-à-dire d’un dialogue culturel d’égal à égal.
Un tel dialogue exige une rencontre matérielle, une co-existence matérielle dans un espace-temps. Seul un travail de ce type peut donner une chance au bénéficiaire d’échapper à la violence institutionnelle dans laquelle l’incertitude peut le plonger (« à quoi dois-je m’attendre »), comme sa méconnaissance d’un champ qui est devenu labyrinthique.
Seul le travail en présentiel permet par ailleurs d’aider le professionnel à mettre au travail les limites de son acceptation de la différence et à combattre une stigmatisation dont il peut être partie prenante, même à son insu.
Enfin, si on se réfère à d’autres arguments comme celui de l’efficacité ou des effets indirects (de diminution de la pollution), on ne peut qu’arriver à la même conclusion : le travail social doit se réaliser en présentiel
Notes et sources :
1. M. Hicter, « Animation et démocratie culturelles », Pour une démocratie culturelle, Bruxelles, Direction générale de la Jeunesse et des Loisirs du Ministère de la Communauté française et Fondation Marcel Hicter pour la Démocratie culturelle, 1980, pp. 294 et 295.
2. Nous prenons ce terme dans le sens que lui donne P. Bourdieu lorsqu’il parle par exemple de capital social (un réseau d’appui par exemple) ou de capital culturel (des aptitudes, un diplôme, des savoirs facilitant un accès, etc.).
3. Goodman discute la question de l’implication de l’intervenant, en posant que celui-ci doit se sentir obligé de participer à la recherche d’une solution au problème observé. Cfr P. Goodman, « Le réalisme utopique », Esprit, avril 1974.
4. http://www.comitedevigilance.be/IMG/pdf/fits_docu_ethique.pdf. Le comité de vigilance en travail social a récemment demandé un retour à ces fondamentaux , qu’il estime menacés ou bafoués, cfr http://www.comitedevigilance.be/IMG/pdf/MANIFESTE_CVTS_VF.pdf
5. L. Wacquant, « De l’Amérique comme utopie à l’envers », in P. Bourdieu (dir.), La Misère du monde, Paris, Seuil, 1993
7. F. Guattari, La révolution moléculaire, Paris, Recherches, 1977, p. 173. L’ouvrage a été réédité en 2013 aux éditions Prairies ordinaires.
8. https://intermag.be/images/stories/pdf/rtarwlp2020m09n2.pdf, p. 14.
9. G. Pitron, « Quand le numérique détruit la planète », Le monde Diplomatique, octobre 2021, pp. 1, 18 et 19.